LE CORPS « EMBEDDED » DE LA COLLECTIVISATION A LA DESINTEGRATION

Dominique Locatelli

Dans la suite cette année de la présentation du livre de Fethi BENSLAMA « La guerre des subjectivités en Islam », au Midi-Minuit à Marseille, des hypothèses surgissaient que je souhaiterais mettre au travail avec vous. 

Le symptôme déployé aujourd’hui dans la communauté musulmane par l’essentialisation de sa représentation rabattue sur une mythologie originaire, se rapporterait à une discordance provoquée par le «choc axial » des Lumières introduites là, corrodées dans les principes de ses fondements (colonialisme ; complicité d’accords iniques des puissances occidentales…).   Associé au morcellement des territoires et donc des langues, il redoublait une division inhérente au parlêtre.

Tandis que le siècle qui vient voit s’installer un capitalisme hégémonique qui dévoile une science à la manœuvre d’une mutation du réel, et que se fracturent les Noms-du-père ; une armée se lève dont la stratégie de « reconquête » s’établit sur une tactique du sacrifice élevé  à la dignité d’un absolu de dieu. L’incorporation internationalisée de petits soldats dépouillés de toute filiation généalogique et/où immédiatement culturelle à l’Islam, nécessite d’instruire le procès de l’engagement de ces combattants-martyrs dans le corps glorieux de l’Oumma conquérante. 

Il s’installerait dans un assujettissement au spectacle panoptique mondialisé par l’irradiation d’images découpant une narration où la cadavérisation des corps se récence dans des discours cyniques géo-stratégiquement globalisés. Les instructeurs d’une morale mortifère, sous les auspices de l’Un, qui conjurent ces suppliciés, déclinent alors leur propre mise à mort, corps consumés, diffractés en sacrifice. Ils aimantent le regard de ceux que déserte une affiliation à l’Idéal, « Invisibles », percutés en leur relégation symbolique tandis que s’impose la circulation d’un hédonisme aux corps jubilatoires qui les précipitent vers un imaginaire identitaire de sacrifié.    

Cet accomplissement, d’abord solitaire, rencontre un point de tension structurelle entre une formation idéale composite, rétrocédant une béance aux bords intangibles frayant la quête insatiable de la Chose, et une rétorsion surmoïque inébranlable qu’elle vient renforcer. Ce ralliement qui emprunte désormais à la mise  en lien social virtualisée des bien nommés « réseaux sociaux », métaphorise la contestation radicale de la nomination par le père, au plan identitaire du sang comme du sol, par l’adoption d’un nom qu’adoube son intégration idéologique dans une armée cosmopolite contre un ordre mondial. 

Le sujet qui se désarrime du Père nommant, livre aussi les défauts de références des noms-du-père et découvre à la faveur d’un symbolique toujours troué, la vacuité consubstantielle à l’être parlant. Il y loge dès lors par cette autonomisation rétroactive, un père de réel, Dieu, s’expectant de tous ses fils qui exsistent à son amour. 

L’engagement ressortit à des actes dont il convient de repérer alors la temporalité qui les oriente. Le mouvement premier, qui confine à une adhésion identificatoire inscrite sous l’égide de l’objet regard dans le temps du voir, emprunterait dans le temps second le trajet pulsionnel de la monstration, « être vu » du sacrifié, position subjective saisie dans l’adresse à un Autre insuffisant. Cependant, la conversion en la croyance d’une Vérité, inféodée à l’Un, pétri de réel, procède alors de la collectivisation des corps sidérés en masse, elle suspend le sujet à l’insoutenable inconnue du désir de cet Autre et le précipite vers la béance ouverte par le choix exclu. Le mouvement de collision d’avec le réel, résolutif de l’angoisse, réalise les renversements spectaculaires de sa position, soit de sacrifié en sacrificateur, soit opère la désintégration de son être de rebut en embrassant ce réel. 

Si les modalités du passage à l’acte doivent interroger la clinique différentielle des structures qui le sous-tend, celui-ci réduit à l’empan binaire de la pulsion, ignore ici le « se faire regarder » d’un temps troisième.  Son absence témoigne, dans son défaut d’instauration du fantasme, de la prégnance du regard détourné comme de l’écho indéchiffrable de l’Autre. Ainsi s’installe la jouissance, pornographie scopique de corps martyrisés réfléchissant de manière inversée la copulation usufruitière des corps. 

C’est depuis l’endroit où s’évoque cette « lalangue » qui tient au corps et fait événement, que se tiendrait l’analyste de chair. Il s’inscrit dans l’avènement de la parole recouvrée dont il souligne l’acte et dont se saisit le sujet dans un des effets attendus d’entame de vérité de la jouissance pétrifiée du symptôme.  

Or, de l’inconscient au corps, ce qui s’entend de cette vérité jouisseuse, s’articule en traversant l’histoire et produit une subjectivité contingente au temps présent. Le « parlêtre » habite un réel de semblants qui le constitue comme sujet de l’inconscient contemporain où s’institue la possibilité d’une rencontre avec un analyste inscrit dans la mouvance de l’histoire, car « l’inconscient, c’est la politique ».             

Présenté au Colloque : « Le sujet, le capitaliste et le saint dans le lien social contemporain », 8-9 mai 2015, Athènes. APJL. Association de Psychanalyse Jacques Lacan. 

En attente de publication des actes du Colloque.   

1/  Fethi Benslama,  La guerre des subjectivités en Islam. Éditions Lignes,  Paris, 2014

2/  « …- J’ai parlé « des » noms du père. Et bien, les noms du père, c’est ça : le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel en tant qu’à mon sens, avec le poids que j’ai donné tout à l’heure au mot sens, c’est ça les noms du père : les noms premiers en tant qu’ils nomment quelque chose ».  Jacques Lacan,  RSI ; Tapuscrit, Paris, leçon du 11/03/197.  

3/  « Nous pouvons interroger de la même façon, si entre Réel et Imaginaire, c’est la nomination indice du Symbolique, c’est-à-dire en tant que dans le Symbolique surgit quelque chose qui nomme ».  Jacques Lacan, RSI , Tapuscrit, Paris, leçon du 15/04/1975. 

4/  « C’est parce que le corps a quelques orifices, dont le plus important est l’oreille parce qu’elle ne peut se boucher, se clore, se fermer. C’est par ce biais que répond dans le corps ce que j’ai appelé la voix. L’embarrassant est assurément qu’il n’y a pas que l’oreille, et que le regard lui fait une concurrence éminente ». Le sinthome, Ed. Seuil, Paris, 2005, leçon du 18/11/1975. 

5/  « C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi ».  Jacques Lacan, Encore, Ed. Seuil, Paris,1975,  leçon du 26/06/1973

6/  « Il faut qu’il  y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne…Ils ne s’imaginent pas que les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire. Ce dire, pour qu’il résonne, qu’il consonne, autre mot de sinthome madaquin,  il faut que le corps y soit sensible. Qu’il l’est, c’est un fait » .  Jacques Lacan, Le sinthome, Ed. Seuil, Paris, 2005,  leçon du 18/11/1975. 

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