INTRODUCTION ET HYPOTHESES AU LIVRE DE FETHI BEN SLAMA LA GUERRE DES SUBJECTIVITES EN ISLAM

Dominique Locatelli 

L’effraction d’un réel ravageur s’est imposée sur la scène de l’islam, et du monde.

Engagée par une rencontre troublée entre une modernité du droit, séculière, évidée de son substrat moral d’équité, avec un monde musulman désaffilié de son rayonnement mais toujours empreint des fondements religieux de sa communauté, elle a engendré, ce que vous dénommez une «  discordance suppositionnelle » dans cet univers.

Les premières manifestations du syndrome ont concouru à faire monstration d’une identité consubstantielle à la loi islamique, écloses dans un « monde intervallaire » (Badiou), où l’imaginaire se rabat sur la mythologie originaire. Sous le regard panoptique mondialisé, la communauté musulmane acquière alors une représentation de sa substantielle altérité, affutant le tranchant mortel des armes de destruction, alors réciproquement aiguisées, qui massivement l’atteindra de plein fouet. 

Inféodée à l’œil dévorant d’un monde spectaculaire irradié par l’image, la déclinaison du sacrifice entame son assomption. Tentative singulière de se désengluer d’un embaumement honteux sous les auspices de régimes iniques, elle installe une dramaturgie où le corps saisi dans une dialectique de l’acte se fracasse dans un court-circuit collusif avec le réel. Déréliction sécularisée par son franchissement symbolique dans le champ du politique, le prétendant au sacrifice, choix exclu, s’inscrit dans une projection disruptive qui emporte à son tour la langue dans son souffle. Ainsi, la nomination qui distingue dans l’après-coup de sa mort glorieuse, sujet passif, « le châid », insère par le circuit de réversion emprunté par le demandeur de martyr, alors actif, un signifiant nouveau « istachâdi » dans le corps même de la langue.

Parler la langue arabe à racines consonantes, écrivez-vous, suppose pour son locuteur de poser un acte (fâ’il) producteur de signifiants. Le langage, mortificateur de l’être dans son devenir désirant, rétribuerait ici le réel de la langue de la chair du sacrifié, insufflant vie nouvelle à la déshérence du signifié d’un monde englouti avec ses martyrs héroïques. Dessaisissant le père pour n’en retrouver que l’égarement, le dieu de l’ endosse seul le caractère métaphorique de sa manifestation, dont son fidèle désormais orphelin accomplit sa migration spirituelle dans une angoisse incoercible quant au « Ché vuoi ? » divin. Lorsque la supposition d’en deviner l’inclinaison réfléchit la cession d’une offrande, l’entame que ne tamponne nulle formation de L’Idéal, laisse à l’os une béance dans la confrontation du candidat au salut avec un dieu impénétrable. 

QUESTION : Cette quête transcendante du croyant/combattant contemporain n’articule-t-elle pas le conflit inhérent au sujet musulman entre un dieu saturé de réel, dépouillé d’une généalogie avec l’homme qui, troué par le défaut du sexe, rejoindrait en son dogme l’impossible = Al Ilâh = le dieu ;  (cf. Sourate du Culte Pur ; CXII).  

Les hommes, apparus dans leur déchéance que consigne l’histoire de la mise en berne d’une civilisation, s’exportent désormais en corps laborieux à la rencontre du veau d‘or d’une autre où le corps exultant néglige l’éthique de la puissance désirante. Lorsqu’au jeu de la mort, distribuée dans des retournements spectaculaires auxquels les corps s’adonnent, le recrutement dans l’universel no man’s land désarrimé de l’Idéal déborde le monde musulman, il incorpore désormais des petits soldats dans le corps alors magnifiée d’une « Oumma » conquérante. 

La massification scopique convoquée par l’amoncellement des corps suppliciés, recensée dans un discours inféodé à des lois géostratégiques souvent mercantiles, capturent « les invisibles », chacun dans leur relégation symbolique, et lorsque l’image fait le point sur la dépouille consumée ou la dispersion des restes de celui qui s’est élancé avec la mort, l’acte résolutif fusionnel avec le réel vient suppléer à la potentialité du fantasme.

Quand la réponse attendu d’un Autre n’est pas advenue et que le regard s’est détourné, l’évidement structural du sujet s’accroit du trou de l’originaire, la quête de la Chose fourbit alors l’acte dans l’incantation des corps, de soi, de l’autre. Hymne au fol amour, irradié de jouissance vers un autre de pur réel qui dissiperait l’imposture d’une réalité inadmissible, cette supplication de l’advenue de la Vérité ressortit à l’ordonnancement du corps exposé, retenant un regard mondialisé.

Si à l’avènement du sujet une soustraction opère un trou dans l’Un où soufflera l’altérité conduisant au singulier, sa subjectivation n’adviendra  à son tour  que de l’amour qui toujours mobilise :

QUESTION : Ne serait-ce pas depuis cet endroit que le psychanalyste de chair pourrait circonscrire l’accueil de la vie liquide de ces corps laminés d’injonctions fossilisées, comme d’autres confondus dans le tourbillon des « lathouses », mais tous résorbés dans des discours que leur parole a désertés ?

Par ailleurs, aux fondements de l’islam, seul parmi les trois religions du livre, s’est excavé un espace que sublimait sa spiritualité ; les errements du pouvoir dans l’histoire et ses liaisons incestueuses avec le religieux en ont bouleversé le contour, engendrant l’armée d’un dieu furieux.

Cependant de la spiritualité à la psychanalyse, l’exigence de leur exercice rencontre la recherche d’une approche de vérité, écart au dogme de croyance ou de savoir, qui oblige le sujet. D’en préserver l’éthique requiert d’engager, d’une part, un dialogue d’expérience et de notion dans chacune des disciplines, d’autre part, un rapport dialectique au collectif où le politique, prendrait pleinement sa place au combat vers « la possibilité d’être soi » (Foucault), créativité subjective d’avec l’Autre et les autres. 

Présenté lors du « Midi-Minuit Des Ecrits De Psychanalyse », samedi 21 mars 2015. Marseille. APJL. Association de Psychanalyse Jacques Lacan

1/ « Il est évident, et depuis toujours, que la situation de l’homme s’inscrit en ceci, que cette frontière [celle de la mort biologique] ne se confond pas avec celle de la seconde mort que l’on peut définir sous sa formule la plus générale, en disant que l’homme aspire à s’y anéantir pour s’y inscrire dans les termes de l’être. La contradiction cachée, la petite goute à boire,  c’est que l’homme aspire à se détruire à ceci même qu’il s’éternise ». J.Lacan. Le Transfert. Paris, Ed. Seuil, 1991, séance du 11/01/1961.  

2/ « Sa demande est soumise au désir supposé d’un Dieu qu’il faut dès lors séduire ». J.Lacan, L’angoisse (1962-63), non publié, version multigraphiée, Bibliothèque de l’ECF. 

3/  « Dis : Il est Dieu, Il est Un. Dieu l’impénétrable ; Il n’engendre pas ; Il n’a pas engendré ; nul n’est égal Lui » (S : 23) 

4/  F. Benslama, Le sexe absolu, Cahier Intersignes, n° 2, Paris, 1991, p. 105 – 124.  

5/  « Dis aux croyants de baisser leur vue et de préserver leur sexe (frûjahum = farj au pluriel). Dis aux croyantes…..et de préserver leur sexe (Frûjahunna) » (Coran XXI, 91)

6/  «cette relation amoureuse, pourtant qu’elle était, ce qui nous paraît à nos comiques, ce sacrifice total d’un être à l’autre, poursuivi systématiquement par les gens… mais qui assurément a le caractère de technique spirituelle… qui pourraient nous intéresser nos autres analystes…. Qui constituaient ce qui sans doute fondait dans ses détails la pratique de l’amour à laquelle je fais allusion ». J.Lacan, Les Psychose, Paris, Ed. Seuil. 1981 Séance du 31/05/ 1956.    

7/ « Or, que l’amour soit affaire d’être a surgit dans l’analyse avec la découverte du transfert. Ainsi ne s’étonnera-t-on pas que la question pour le psychanalyste soit celle d’un “accès“ à l’être de “l’analysant“ : «  Et c’est bien en cela que la question se pose pour un analyste. C’est à savoir – quel est notre rapport à l’être de notre patient ? On sait bien, tout de même, que c’est de cela qu’il s’agit dans l’analyse. Notre accès à cet être est-il ou non celui de l’amour ? ». J.ALLOUCHE. La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? Ed. EPEL, 2007, P 41-42.

8/  « C’est à cet être de néant que notre tâche quotidienne est d’ouvrir à nouveau la voie de son sens dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux ». J.Lacan,  L’agressivité en psychanalyse, Conférence prononcée à Bruxelles, mais 1948 au II Congres des psychanalystes de langue française, publiée dans La Revue Française de Psychanalyse. Juillet – septembre 1948, Tome XII n° 2, p. 366 -388.    

9/  « Ne savons nous pas qu’aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et qu’il y règne déjà, même sans qu’on l’y provoque».  J.LACAN. Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud, Les Ecrits, Paris, Ed. Seuil. 1966. p. 375.

10/  « La politique advient comme un accident toujours provisoire dans l’histoire des formes de la domination ». J. RANCIERE, Les démocrates contre la démocratie, Démocratie dans quel état ? La Fabrique édition, Paris,  2009, p.98.

11/  « La politique-et toute politique est une politique des corps remet en jeu les partages, les limites et le pouvoir…quelque chose comme la défaite d’un ancien régime de la souveraineté et de son sens a lieu avec les corps des femmes, dehors. F. BENSLAMA, La guerre des subjectivités en islam, Ed, Lignes, Paris, 2014, p.223-224. 

12/  « …Qu’il n’y a pas d’autre point, premier et ultime de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi ».  M. FOUCAULT, L’herméneutique du sujet,cours du Collège de France, 1981-82, Paris, Haute études, Gallimard, Seuil, 2001, p.241.   

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