Dominique Locatelli
Nous avons constitué notre cartel avec la question du désir et nous nous sommes engagées dans une lecture du séminaire de Lacan Le désir et son interprétation, séminaire inédit, tenu dans l’année 1958-1959.
A partir du mois de mars et jusqu’au mois de juin, Lacan commente le texte d’Hamlet et propose de lire dans cette tragédie la tragédie même du désir.
Nous avions déjà travaillé depuis plus d’un an les séances du séminaire qui précèdent ce commentaire d’Hamlet. Nous avons alors choisi d’insister, et de poursuivre le cartel pour travailler cette partie dont nous pressentions l’importance.
Effectivement, nous y avons trouvé matière à questionnement.
Lacan profite d’« Hamlet » pour interroger : « le rapport de drame du désir avec tout ce dont il s’agit autour du deuil et des exigences de deuil ».
Dans la séance du 22 avril, il produit un énoncé qui est à l’origine de ce travail : «le trou dans le réel provoqué par une perte, une perte véritable, cette sorte de perte intolérable à l’être humain, qui provoque chez lui le deuil, ce trou dans le réel se trouve par cette fonction même dans cette relation qui est l’inverse de celle que je promeus devant vous sous le nom de Verwerfung ».
C’est sans doute la force de la proposition : « la perte peut faire trou dans le réel », qui nous a arrêtées.
Nous avions en mémoire certains énoncés plus anciens de Lacan, que l’on peut retrouver en particulier dans le Séminaire sur le Moi, où Lacan affirme avec force : « le réel est sans fissure », il l’affirme et insiste, on peut trouver la formule répétée trois fois dans une même page.
Nous savions aussi que Lacan, bien plus tard dans son enseignement, dans le Séminaire RSI, proposera d’envisager le réel comme troué.
Qu’est ce qui est en jeu ici, en 1959, pour que ce trou soit convoqué ?
Si Lacan, à la suite de nombreux auteurs, s’interroge sur ce qui rend pour Hamlet le passage à l’acte impossible, il s’intéresse de très près, à ce qui va le rendre finalement possible.
Dès le début de son commentaire il nous avertit : « il s’est passé quelque chose sur lequel on n’a pas attaché assez d’importance », et il évoque alors la scène de l’enterrement d’Ophélie, au début du cinquième et du dernier acte, dans laquelle selon lui : « Hamlet retrouve pour la première fois son désir dans la totalité ».
C’est ce même point de la pièce, l’enterrement d’Ophélie, que Lacan reprend dans cette séance du 22/04 où est convoqué le « trou dans le réel ».
Mort, perte, deuil, trou, impossible, réel, désir.
Qu’est ce qui s’articule entre ces termes ?
Il y a donc une perte, produite par la mort réelle d’Ophélie, il y a le trou de la tombe et c’est dans ce trou, on pourrait dire depuis ce trou, que par la contingence de la mort d’Ophélie et confronté spéculairement à la douleur de Laërte, qu’Hamlet redevient désirant, désir qui lui permettra d’avancer vers l’acte jusque-là impossible : le meurtre de Claudius.
Désir mortel, qui ne pourra s’accomplir qu’au moment où lui-même y laissera la vie.
Comment la perte intolérable, que réalise le réel de la mort, trou tombale creusé pour Ophélie, se transmue pour Hamlet en un ressaisissement de son désir, le conduisant à la rencontre avec son impossible, dont l’inscription s’accomplit depuis ce trou dans le réel ?
Le rapport à l’impossible pourrait être réduit à incarner la forme du désir de l’obsessionnel, mais Lacan nous avertit de ne pas nous arrêter là : « il y a toujours cette note d’impossible dans l’objet du désir ».
Ce qui spécifierait plus justement l’obsessionnel serait sa tendance à faire de l’objet de son désir le signifiant de cette impossibilité, une façon de faire de l’impossible une impossibilité, voire une impuissance.
C’est bien autre chose qui est en jeu ici. Le rapport à l’impossible va nous mener beaucoup plus loin, il n’est pas réductible à l’une des formes névrotiques du désir.
Quel est le deuil en jeu dans l’accession de tout sujet au désir, qui conduit de la perte au manque ?
Freud avait souligné cette remarque de Jansen dans la Gradiva : « quelqu’un doit mourir pour devenir vivant », et c’est ce même point qui est ici convoqué, mais cette opération se fait elle sans reste ?
A l’impossible du désir qui réclame l’amputation de la livre de chair dont se troue le réel, vient alors s’apposer l’intangible perte de l’autre qui constitue le réel de trou.
Si Freud ne nous avait laissé en héritage que sa théorie du deuil, formulée en 1917 dans , « Deuil et mélancolie », dont la thèse est que toute la dimension de la perte peut se réduire dans le travail de deuil par la faculté de substitution des objets, nous pourrions avancer que Lacan se sépare ici de Freud en affirmant comme il le fait que l’affrontement au réel révèle : « l’insuffisance de tous les éléments signifiants à faire face au trou créé dans l’existence par la mise en jeu totale de tout le système signifiant autour du moindre deuil ».
La théorie freudienne de « Deuil et mélancolie » dans laquelle selon Lacan : « la question n’est pas articulée convenablement », trouve ici sa limite. Mais c’était Freud déjà, qui témoignait en 1929 dans une lettre à Binswanger, et alors que ce dernier venait de perdre son fils : « on sait qu’après une telle perte, le deuil aigu s’atténuera, mais on reste toujours inconsolable, sans trouver de substitut. Tout ce qui prend cette place, même en l’occupant entièrement, reste cependant toujours autre ».
Lors de la mort de sa fille Sophie en 1920, il écrivait déjà à Ferenczi : « tout au fond, je subodore le sentiment d’une atteinte narcissique profonde et insurmontable ». Et en juin 1923, alors que son petit-fils Heinele est dans le coma qui va précéder son décès, il écrit à Kata et Lajos Lévy : « cette perte, je la supporte si difficilement que je ne crois pas avoir jamais vécu quelque chose d’aussi difficile. « …Je fais mon travail poussé par la nécessité, au fond, rien n’a de valeur pour moi ».
L’expérience de la mort de l’autre peut être considérée comme l’événement paradigmatique du réel.
Cette disparition convoque en effet la radicalité d’une double altérité, c’est ce que nous propose M. Turnheim dans L’Autre est le même.
L’inouï de notre propre absence au monde, dans l’irreprésentable de la mort, se redouble en effet de la radicale étrangeté du prochain, oubliée, qui nous le fait désirer, le réduisant au même, et dont la perte ranime l’irréductible altérité.
Comment cet irréductible, cet irrécupérable, se noue-t-il avec la question du désir ?
Si l’on suit Lacan dans l’idée que le désir ne git que dans l’articulation signifiante et qu’il ne saurait se déchiffrer qu’à la lettre, nous sommes conduits à nous référer au point de nouage constitutif du sujet.
Cette perte de l’autre qui nous confronte à la double altérité dont nous avons déjà parlé, ne commémore-t-elle pas l’entame mortifère perpétrée par le signifiant ? Lacan finira par nommer ce point « Fiat Trou ! » qui vit surgir des abîmes le réel constitué du trou symbolique.
Point auquel répondrait en correspondance inversée, la « Verwerfung » quand le réel fait retour du symbolique forclos.
Cette parenté du deuil avec la « Verwerfung », Lacan la précise, toujours dans la séance du 22 avril 1959, : « Ce qui se produit alors est très précisément, ce quelque chose dont j’ai déjà indiqué la parenté avec un mécanisme psychotique pour autant que c’est avec sa texture imaginaire, et seulement, avec elle que le sujet peut y répondre ».
C’est donc, dans un cas comme dans l’autre, l’imaginaire qui est appelé à répondre, avec la labilité et la fragilité que cela suppose.
La mort de l’autre, en renouvelant l’affrontement au réel, ne conforte- t-il pas le sujet à ce point d’origine, où les trois registres ne se nouent que d’enserrer ce trou, de le border ?
Le désir de l’analyste peut-il s’envisager sans cette rencontre avec ce point radical ? ce trou d’où le désir surgit comme seule réponse possible, point d’origine impossible à saisir, toujours déjà perdu, béance, ombilic qui rappelle que tout de la perte ne passe pas au manque.
Présenté à la journée des Cartels. EPFCL. Ecole de Psychanalyse des Forums du Champ lacanien. Septembre 2003
Publié dans « La lettre mensuelle ». EPFCL. Ecole de Psychanalyse des Forums du Champ lacanien. Octobre 2003